Performer son genre : sommes-nous tous des travestis ?
Théories du genre, transgenre, identité de genre, agenre, genre fluide.… La notion de genre est, depuis quelques années, revenue sur le devant de la scène, dans les médias et le milieu académique. Mais concrètement, c’est quoi le genre ? Comment le comprendre ? Il n’existe pas une réponse unique à ces questions, nombreux.ses sont les théoricien.nes à s’être penché sur cette notion. L’une d’entre eux.elles a cependant bousculé les études du genre en proposant une théorie radicale. Judith Butler jette un trouble dans nos catégories genrées en développant la notion de performativité du genre, concept central dans sa philosophie. Mais ça veut dire quoi, «performer » son genre ? En quoi le genre est-il troublé ? Enfin, comment l’ouvrage de Judith Butler nous invite à repenser nos identités ?
Genre et sexe ? Un peu de vocabulaire !
Avant de comprendre la notion de genre performatif, un petit cours de lexique s’impose. Promis, on fait vite (et bien).
Le sexe est une notion biologique, il renvoie aux caractéristiques physiologiques et physiques retrouvées chez les humains et les animaux. Parmi elles, l’anatomie, le système reproducteur, les niveaux des différentes hormones, les gamètes ou encore les chromosomes.
Le genre quant Ă lui est une notion dĂ©veloppĂ©e par les sciences sociales. Il dĂ©signe l’ensemble des rĂ´les socialement dĂ©terminĂ©s et attribuĂ©s aux ĂŞtre humains selon leur sexe. Plus relatif et fluide que le sexe biologique, il repose sur des normes culturelles et sociales, lesquelles peuvent Ă©voluer au cours du temps. Nous retrouvons parmi elles le comportement, les attitudes, les gestes, etc. Le genre est une notion centrale des Ă©crits fĂ©ministes ; ĂŞtre un homme ou une femme n’est pas un destin biologique mais dĂ©coule de l’intĂ©riorisation de ces normes de genre dans l’enfance et tout au long de notre vie.
L’identité de genre, quant à elle se situe au niveau du ressenti de la personne, elle désigne le genre auquel cet individu se sent appartenir, l’identité de genre peut ainsi être différente du genre correspondant à notre sexe.
Pour comprendre le genre, il reste une dernière notion à aborder : l’expression de genre. Elle se réfère à la manière dont nous exprimons notre identité de genre, elle passe en grande partie par l’apparence physique et par des attitudes. Encore une fois, l’expression de genre peut ne pas être entièrement corrélée à l’identité de genre. Par exemple, une femme cisgenre peut très bien adopter une expression de genre que l’on va catégoriser comme plutôt masculine et cela ne change pas son identité de genre.
Performer : le genre comme jeu d’acteur
En 1990, la philosophe fĂ©ministe queer Judith Butler bouleverse les Ă©tudes de genre et la pensĂ©e fĂ©ministe avec son ouvrage Trouble dans le genre. Ă€ travers ce livre, l’autrice amène Ă dĂ©finir une politique fĂ©ministe sans le fondement d’une identitĂ© stable. Autrement dit, elle met un gros bazar dans les catĂ©gories en se demandant ce que le fĂ©minisme doit dĂ©fendre. Judith Butler invite Ă repenser les catĂ©gories mĂŞme de « femme » et « d’homme ».
Si cet ouvrage nous amène Ă repenser les thĂ©ories fĂ©ministes et l’hĂ©tĂ©ronormativitĂ©, il introduit Ă©galement un concept clĂ© dans la philosophie de Butler : la performativitĂ© du genre. Dire le genre, c’est faire le genre. Je deviens une fille quand je joue Ă ĂŞtre une fille, en jouant Ă la poupĂ©e ou en portant une robe, par exemple. Judit Butler rĂ©fute l’existence d’une identitĂ© ou d’une essence fĂ©minine ou masculine.
En partant de la figure de la drag queen – et plus largement des pratiques transgenres -, elle met en avant l’idĂ©e que nous sommes les acteurs de notre genre. Si le drag consiste Ă imiter parodiquement un genre diffĂ©rent de celui qui correspond au sexe biologique, cette imitation concerne en rĂ©alitĂ© tout le monde (oui mĂŞme vous, c’est ça l’idĂ©e). Par ce qu’elle transgresse la norme qui voudrait qu’à un sexe correspondrait un genre, une identitĂ© de genre et une expression de genre, la figure de la drag queen rĂ©vèle que nous jouons tous un jeu, que nous performons tous les jours notre genre, notamment via notre expression de genre et nos actes (notre gestuelle, nos comportements, notre apparence physique). Si la norme « naturelle » voudrait qu’une personne propriĂ©taire d’un vagin s’identifie comme appartenant au genre femme et l’exprime par des pratiques et des signes corporels fĂ©minins, l’existence des pratiques transgenres ne sont pas une anomalie ou une erreur de système mais la preuve que ce modèle est construit et illusoire.Â
« La possibilitĂ© mĂŞme du travestissement constituerait la preuve que le genre n’est que fiction et performance au sens théâtral et linguistique du terme ». – Sam Bourcier. Queer Zones (la trilogie) Queer Zones I : Politiques des identitĂ©s sexuelles, des reprĂ©sentation et des savoirs. Éditions Amsterdam. 2018. p.143
En exagérant les attributs et les actes dits féminins, la performance des drag queen met en lumière la performativité du genre et révèle son caractère non-naturel et non-nécessaire. En d’autres termes, les femmes ne sont pas nées avec une trousse de maquillage, pas plus que les hommes avec des haltères.
La métaphore d’une scène de théâtre est très parlante pour comprendre cette notion de genre performatif. L’espace social est une scène sur laquelle évoluent des comédiens. Nous sommes ces comédiens et, comme tout comédien, nous avons un script précis, nous portons des déguisements, nous adoptons une gestuelle et un comportement dicté par le rôle que nous pensons devoir jouer. Comme le résume Sam Bourcier dans Queer Zone, «nous sommes tous des travestis ».
Nous adoptons ainsi très tôt des conduites au début coercitives et apprises, qui, après une répétition incessante deviennent naturelles et instinctives. C’est le pouvoir des normes qui crée le genre et ainsi les sujets genrés.
Mais pour imiter et rĂ©pĂ©ter ces conduites, il faut bien un modèle non ? Et bien c’est ça le pire, pour Butler, l’idĂ©e d’un genre fixe n’est qu’une croyance, une sĂ©rie d’actions signifiantes, une performance, qui consiste en une « imitation sans original ». Ce que Judith nous explique avec des mots compliquĂ©s, c’est que personne n’est un comĂ©dien parfait de ce qu’est le fĂ©minin ou le masculin, il y a toujours des discontinuitĂ©s, des « erreurs » de jeux d’acteurs. Donc en clair, nous imitons quelque chose qui n’existe pas rĂ©ellement. C’est lĂ qu’apparait le trouble, puisqu’il n’existe en rĂ©alitĂ© aucune femme correspondant exactement Ă l’idĂ©e de fĂ©minitĂ© (ni d’homme correspondant Ă l’idĂ©e parfaite de masculinitĂ©), la binaritĂ© et le caractère immuable de ces catĂ©gories sont remis en cause. Judith Butler vient ainsi questionner le genre comme identitĂ©. Cette dernière suggère une permanence et repose sur une substance, un fondement, une base. Le genre ne peut donc pas constituer une identitĂ© stable puisque son fondement, sa base, soit fĂ©minitĂ© et masculinitĂ© n’existe pas rĂ©ellement.Â
DĂ©faire son genre ?
Mais alors si le genre est une performance est un ensemble d’actes, ça veut dire qu’on peut modifier nos actions et notre conditionnement à notre guise ? Eh bien non. Pas tout à fait, le genre se déploie toujours au sein d’une «scène de contraintes», autrement dit, nous pouvons jouer notre genre comme on l’entend mais ce jeu n’est pas libre. Il se fait en fonction des modèles que nous avons et il se modifie (ou se stabilise) en fonction des réactions (suscitées ou anticipées) de notre entourage. Ce processus d’action-réaction a été théorisé par le sociologue Erving Goffman pour qui le genre est le résultat d’interactions et d’adaptations constantes.
Là encore, nous sommes sur une scène et jouons un jeu, et notre jeu évoluera en fonction de celui des autres comédiens. Or choisir de ne plus jouer son jeu -ou son rôle de genre-, ou de jouer un rôle different du script qui nous a été donné, c’est s’exposer aux réactions des autres comédiens, en général mécontents du fait que nous ayons gâché la pièce.
Si nous pouvons choisir de subvertir les normes auxquelles nous sommes soumis.e.s , cette transgression n’est pas sans conséquences : le genre est coercitif et punitif. Si nous ne respectons pas les normes de genre, nous serons sanctionné.e.s par la société et les acteurs sociaux. En d’autres termes, si vous êtes un homme et que vous sortez maquillé, tel Kim K, vous vous exposez à des regard désapprobateurs, des remarques désobligeantes (pour ne pas dire violentes), et vous risquez de ne pas être pris au sérieux si vous vous rendez à un entretien d’embauche. La voilà votre sanction.
L’approche du genre comme performance et série d’actes signifiants nous amène à repenser notre rapport à notre genre et à notre identité. Le genre performatif ne remet pas seulement en question la binarité, mais l’existence même des catégories « féminin » et « masculin ». Le genre constitue aujourd’hui un repère stable et est considéré comme faisant partie de nos identités individuelles. Or la philosophe vient balayer tous ces repères d’un revers de la main. Par ce que remettre en question l’existence du genre, c’est aussi remettre en question toutes les catégories qui en découlent (et à travers lesquelles nous nous identifions), comme l’orientation sexuelle par exemple. Sans le genre comme réalité et identité stable, nous voilà bien perdus. Les fondements sur lesquels nous nous appuyons depuis notre plus tendre enfance se révèlent être une illusion. Un peu vertigineux tout ça.
Sans pour autant s’affranchir du genre, la pensée de Judith Butler nous invite à penser notre genre et notre performance quotidienne. Nous pouvons choisir de jouer notre rôle ou de le subvertir, mais au moins, nous le faisons en connaissance de cause. Nous pouvons réfléchir à la place du genre comme composante (plus ou moins importante) de notre identité, et plus largement à ce que nous sommes et à ce qui nous définit en tant qu’individu. Si nous jettions nos script, sortions de nos rôles et enlevions nos costumes, que resterait-il de nous en sortant de scène ?
Sources et Références :
Bourcier, Sam. Queer Zones – La trilogie. Éditions Amsterdam. 2018.
Butler, Judith. Trouble dans le genre – le fĂ©minisme et la subversion de l’identitĂ©. Éditions La DĂ©couverte. 1990.
Goffman, Erving. L’arrangement des sexes. Éditions La Dispute. 1977.
Dorais, Michel. Repenser le sexe, le genre et l’orientation sexuelle. Dans Sexe, genres et orientation sexuelle : comprendre la diversitĂ© (en ligne). 2016. Disponible sur : https://www.inspq.qc.ca/sites/default/files/documents/formation/itss/formation1_sexesgenre_cahierdocsaccompagnement_14dec16.pdf