« Nous, les hommes, sommes construits pour ĂŞtre bĂŞtes Ă©motionnellement » – ITW de Martin Page
S’affranchir de l’impératif de la pénétration dans les rapports sexuels hommes/femmes, c’est ce que défend Martin Page dans son essai « Au-delà de la pénétration » paru en 2019 aux éditions Le Nouvel Attila. Sans la rejeter pour autant, l’auteur nous offre un manifeste joyeux pour l’abolition des normes sexuelles et l’exploration d’autres sexualités à inventer.
On évoque avec lui l’importance de la remise en question de nos évidences et de la prise de parole masculine autour d’une sexualité plus inclusive.
Sexe en France : Vous attendiez-vous à un tel écho lorsque vous avez publié votre livre ?
Martin Page : Non pas du tout, je voyais les rĂ©actions lorsque j’Ă©crivais cet essai, on me prenait pour un fou. Je savais qu’il y avait quelque chose d’important Ă dire mais je n’imaginais pas un tel accueil.
Le premier tirage Ă©tait très modeste, mais le livre a eu beaucoup de succès, grâce aux comptes fĂ©ministes, sur les rĂ©seaux sociaux, et grâce au podcast « Les couilles sur la table » de Victoire Tuaillon qui lui a donnĂ© une nouvelle ampleur. A tel point que nous nous sommes retrouvĂ©s complètement dĂ©passĂ©s, nous n’avions pas la structure pour distribuer un livre avec autant de succès. Je l’ai proposĂ© Ă des maisons d’éditions de livres de poche mais je n’avais que des refus, ce qui m’a beaucoup surpris. D’un point de vue commercial, ce livre aurait dĂ» les intĂ©resser mais je pense qu’il pose des questions politiques que beaucoup de personnes n’ont pas envie de voir abordĂ©es.
Finalement, il a été publié au Nouvel Attila, une maison indépendante, et depuis il s’est vendu à presque 20 000 exemplaires.
Sexe en France : Lors de l’Ă©criture de votre essai, vous adressiez-vous Ă une cible en particulier? Au jeune homme que vous Ă©tiez, peut-ĂŞtre ?
Martin Page : Oui c’était l’idĂ©e ! C’est un livre qui m’a accompagnĂ© dans le changement et j’ai toujours des progrès Ă faire. Tous les livres que j’écris ont un enjeu existentiel et politique et j’aurais aimĂ© lire ce genre d’essais plus jeune.
Ainsi, j’espĂ©rais qu’il parlerait aux hommes, pour moi cela a Ă©tĂ© une prise de conscience et je pense qu’il est très important que les hommes se posent des questions sur la sociĂ©tĂ©, sur leurs relations avec les femmes dans le cadre de rapports hĂ©tĂ©rosexuels. Il faudrait qu’ils lisent ce type d’ouvrages.
Sexe en France : Finalement, l’engouement était-il présent autant chez les hommes que chez les femmes ?
Martin Page : Absolument pas, 95% des acheteurs étaient des femmes, le livre a été porté et défendu presque uniquement par des médias et comptes sociaux féministes. Bien sûr, il y a eu des retours d’hommes, mais ils étaient moindres.
Cependant, et je trouve cela formidable, beaucoup de lectrices ont offert le livre aux hommes de leur entourage. Certains m’ont contacté, je me souviens de l’un d’eux qui m’a écrit pour me dire qu’il l’avait emprunté à sa compagne et lu d’une traite. Cela fut pour lui une revolution copernicienne. Le livre lui avait permis de repenser sa sexualité et d’entamer un dialogue.
Aussi, beaucoup de couples l’ont lu ensemble, ce qui a menĂ© Ă des prises de conscience, Ă des discussions, un père l’a mĂŞme offert Ă ses enfants adolescents.
À l’inverse, certaines ont essayé de le faire lire à leurs compagnons mais ils refusaient, ils ne voulaient pas discuter, ils se sentaient vexés.
Sexe en France : Selon vous, pourquoi est-ce aussi difficile en tant qu’homme hétérosexuel de remettre en question certains schémas?
Martin Page : Parce que les hommes sont socialement construits ainsi, ils sont socialisés pour ne pas être bienveillant, pour ne pas montrer leurs émotions, ne pas écouter leurs sentiments et ceux des autres. Il faudrait que l’on s’occupe d’une autre éducation pour les jeunes garçons.
Nous les hommes, sommes construits pour être bêtes émotionnellement et dans le rapport à l’autre.
Ainsi, en tant qu’hommes, ne pas nous remettre en question nous arrange, cela nous permet de perpétuer notre domination sur les femmes et c’est en ça que ce livre peut mettre mal à l’aise : parce que c’est un essai politique, il ne nous invite pas seulement à réfléchir à notre sexualité. Dire que l’intime est politique, c’est dire que la société ne s’arrête pas à la porte de la chambre à coucher.
Je vais être cynique mais la situation actuelle est confortable pour les hommes, pourquoi se poseraient-ils des questions alors que finalement ce système leur profite ? Pour eux c’est simple : préliminaires, pénétration, éjaculation. C’est très pratique.
Et même si certains hommes se posent des questions, je pense que le changement ne viendra pas d’eux mais des femmes qui luttent, parce que les privilégiés (hormis une minorité) ne veulent pas abandonner leurs avantages sociaux.
Malgré tout, je suis convaincu qu’il existe des hommes qui ont à coeur d’établir plus de justice et d’égalité dans leurs rapports avec les femmes.
Sexe en France : Vous parlez de privilèges, quel serait alors l’intĂ©rĂŞt, pour les hommes, de s’affranchir des normes sexuelles telles que la pĂ©nĂ©tration ?
Martin Page : Ils se blessent eux-mêmes, se mettent une pression sur la taille de leur pénis, ils se demandent s’ils n’éjaculent pas trop vite, ils angoissent autour des problèmes d’érections. Mais tous les hommes arrêtent de bander à un certain âge, je trouve cela un peu stupide de se focaliser sur l’érection et la pénétration, puisqu’au final, ils n’y arriveront plus à un moment ou à un autre. Et cela ne veut pas dire la fin de la sexualité, il s’agit d’inventer et d’explorer d’autres manières de faire l’amour.
Cela rendrait donc service également, à nous les hommes, de se débarrasser de l’impératif de la pénétration et plus largement de la domination masculine, nous aurions des rapports beaucoup plus égalitaires, riches et intéressants avec nos compagnes.
Aussi, en 3 ans, ce sujet n’a jamais eu une telle portĂ©e, il y a eu le podcast de Victoire Tuaillon, le livre Jouissance Club, les chroniques de MaĂŻa Mazaurette, les films rĂ©alisĂ©s par Ovidie : c’est historique, il existe aujourd’hui un savoir Ă©mancipateur et dĂ©culpabilisant, et ce savoir touche Ă©galement les hommes.
Sexe en France : Dans les témoignages présents dans votre livre, il est parfois question d’abus sexuels, de vaginisme, de maladies, d’endométriose, ou simplement d’absence de plaisir. Vous attendiez-vous à autant de retours ? Quelles ont été vos réactions ?
Martin Page : C’est dĂ©chirant. C’est dĂ©chirant de lire tous ces tĂ©moignages de femmes qui se forcent, qui acceptent une sexualitĂ© dans laquelle elles n’ont pas ou peu de plaisir pour satisfaire leur partenaire. Je n’imaginais pas que le manque de plaisir sexuel soit Ă ce point gĂ©nĂ©ralisĂ© et aussi peu pris en compte par les hommes. C’est aussi ce que j’Ă©cris dans le livre.
« Si seuls 25% des hommes arrivaient Ă jouir par la pĂ©nĂ©tration d’un vagin avec leur pĂ©nis, la norme ne seraient pas la pĂ©nĂ©tration mais les caresses et les rapports oraux-gĂ©nitaux. » – Martin Page, Au-delĂ de la pĂ©nĂ©tration, Ă©ditions Le Nouvel Attila, 2019. p. 23
Lire ces tĂ©moignages lorsque l’on est un homme , c’est la honte. Mais la honte ne suffit pas. Il faut aussi travailler pour mettre fin Ă cette situation, parler aux hommes de notre entourage, Ă©crire des livre si nous avons les moyens de le faire, lire des textes fĂ©ministes, ne pas rires aux blagues sexistes, ne pas encenser les mecs machos…
Sexe en France : Dans votre livre, vous parlez de questionnements qui continueront après sa publication. Deux ans après, où en sont vos réflexions ?
Martin Page : Je ne sais pas si il y a eu une évolution notable, ma réflexion n’a pas radicalement changé mais je suis toujours persuadé qu’il faut bousculer les normes sociales douloureuses et oppressives.
Il faut continuer Ă foutre le bordel.
Merci à Martin Page pour cette interview et pour son livre décomplexant, aussi subversif que bienveillant.