Comment le chemsexe trahit les travers de nos sexualités ?
Chemsexe : décryptage du sexe sous drogues
Sommaire du dossierLe chemsexe, mĂŞlant toxicomanie et sexualitĂ© dĂ©bridĂ©e, est une pratique intense et addictive, dans laquelle la jouissance est dĂ©multipliĂ©e et oĂą les pratiquant.e.s peuvent ĂŞtre amenĂ©.e.s Ă dĂ©passer leurs limites sous l’effet des produits.Â
Au delà d’un phénomène de société, il pourrait être un révélateur des évolutions et des travers de nos sexualités aujourd’hui. Il n’est pas ici question de poser faits et vérités absolues mais de tenter d’établir des ponts entre le chemsexe et la société occidentale du 21e siècle. De s’interroger sur ce que cette pratique pourrait révéler de nous même.
Libération et nouvel ordre sexuel
Les produits consommĂ©s dans le cadre du chemsexe enlèvent nos inhibitions, font sauter nos barrières morales, dĂ©cuplent la jouissance et affranchissent les limites du possible. L’idĂ©ologie soixthuiarde rĂ©sonne dans le chemsexe : « Jouir sans entrave » « Interdit d’interdire » : c’est exactement cela dont il est question quand on pousse les portes de ses appartements transformĂ©s en temples du sexe, imprĂ©gnĂ©s par des molĂ©cules de l’extase et oĂą rĂ©sonnent bruit de briquets qui s’allument et râles de plaisir.Â
Le chemsexe nous invite Ă questionner la libĂ©ration sexuelle des annĂ©es 70 qui se poursuit aujourd’hui avec la rĂ©volution du plaisir fĂ©minin. Cette promesse d’affranchissement des diktats, d’abolition des tabous est sĂ©duisante, certainement indispensable, sans doute toujours nĂ©cessaire et porteuse d’espoir d’une sociĂ©tĂ© Ă©panouie. Il serait nĂ©anmoins naĂŻf d’ignorer le versant sombre de la libĂ©ration sexuelle : affranchir les limites du dĂ©sir et du sexe ne reviendrait-il finalement pas Ă les dĂ©passer ? Nos limites ne sont-elles pas nĂ©cessaires ?Â
Le chemsexe semble être le lieu où cette destruction absolue de nos barrières est possible. Cela en fait un formidable terrain d’exploration de ces questionnements. Les drogues utilisées réveilleraient une forme de bestialité : les codes sociaux et les normes morales valsent pour laisser place à des individus deshinibés à l’extrême. Mais les partouzes avec des inconnus, les fist anaux, la domination et le plaisir individualisé font-ils partis de notre idéal porté par la libération sexuelle ?
La réalité du chemsexe est que, souvent, les pratiquants se dégoutent, regrettent et se rendent compte que sobres, jamais ils n’auraient réalisé ces pratiques. Il ne s’agit pas là de stigmatiser quelconque formes de sexualités ou de pratiques sexuelles. Ces pratiques, lorsqu’elles sont consenties, ne devraient en aucune façon faire l’objet de tabous ou de condamnations. Il s’agit simplement s’interroger sur le dépassement de nos limites individuelles sous couvert d’une liberté absolue et d’une jouissance infinie. La plus grande liberté est-elle réellement de « tout » essayer ?
« On a des verrous et c’est ça qui permet de vivre ensemble. Ça ne fait pas trop hĂ©doniste ou libertaire de le dire, mais les inhibitions sont nĂ©cessaires, premièrement par ce que sans elles, le principe du consentement n’existe plus.» – Johann Zarca, entretien pour Sexe En France
Christian Auther, auteur de l’ouvrage « Le nouvel ordre sexuel » s’interroge dans une interview du Monde, sur ce dĂ©senchantement de l’hĂ©donisme soixhuitard : « Si l’on pousse la logique de la destruction des tabous et des interdits Ă son terme, s’il n’y a plus de limites, c’est l’individu seul, Ă©goĂŻste, qui pratique la loi du plus fort. »
Consumérisme et individualisme : sexualité insatiable et narcissique
« Le chemsex c’est le sexe le plus retirĂ© de l’affectif et de l’émotion. C’est le consumĂ©risme et l’individualisme de la sociĂ©tĂ© poussĂ©s Ă leur paroxysme. » – Johann Zarca, entretien pour Sexe En France.
Mais comment donc trouver des plan chems ? Rien n’est plus simple, internet est notre meilleur ami. En quelques clics depuis votre navigateur vous pouvez choisir vos produits : 3MMC, GBL et un peu d’amphét’. Ajouter au panier. Commander. C’est à la maison 3 jours plus tard. Quant aux rencontres, quelques swipes sur nos appli pour sélectionner nos futurs compagnons de partouze. Un jeu d’enfant.
Les sites de rencontre de la modernité hyperconnectée ne font que magnifier le caractère consumériste présent dans nos sexualités. Dans le chemsexe, les méthodes utilisées pour trouver des partenaires de jeu reviennent à considérer l’individu comme un produit. Mais ne nous méprenons pas, le chemsexe n’y est pas pour grand chose, il ne fait que révéler les logiques consuméristes et capitalistes présentes dans nombre d’interactions sexuelles aujourd’hui. La sociologue Eva Illouz questionne les effets de la libération sexuelle et examine comment «la culture consumériste est devenue la pulsion inconsciente structurant la sexualité.». Elle montre comment le casual sex est devenu le terrain de la liberté absolue et de l’affirmation d’un soi autonome et hédoniste. L’offre toujours croissante de partenaires sexuels permise par les applis de rencontre comme Tinder transforme les utilisateurs en consommateur de sexe et d’émotions. La liberté sexuelle devient une nouvelle morale, une composante de l’identité, un style de vie à adopter. Sexe libéré et tabous sautés à la dynamite : un immense éventail de possibilités s’offre à nous.
Nous arrivons à une extension considérable du territoire du plaisir : plus de personnes avec qui coucher, plus de pratiques à essayer, l’offre du sexe ne s’arrête plus et finalement l’attrait du possible nous plonge dans une incertitude constante. Il serait alors question d’une anomie sexuelle, les objets de nos désir se multiplient et font du célibataire moderne un individu en quête perpétuelle du mieux, du plus, toujours plus. Ce désir sans objet défini devient, par définition, insatiable.
« Du moment qu’on est arrĂŞtĂ© par rien, on ne saurait s’arrĂŞter soi mĂŞme. Au delĂ des plaisirs dont on fait l’expĂ©rience, on en imagine et on en veut d’autres, s’il arrive qu’on ait Ă peu près parcouru tout le cercle du possible, on rĂŞve Ă l’impossible, on a soif de ce qui n’est pas. » – Émile Durkheim, Le Suicide, 1897, citĂ© par Eva Illouz dans La fin de l’amour (2018)
Dans le chemsexe, la sexualité est ramenée au pur plaisir du corps, le sexe rafle tout, beaucoup de chemsexeurs sont obnubilés par leur jouissance : l’autre devient un outil au service de l’orgasme. Se développerait alors une sexualité narcissique dans lequel il n’est question que d’amour de soi. En particulier chez les hommes, ou elle sert de validation sociale, rassure sur la capacité à bander, prouve la virilité, comble les insécurités et le manque affectif. Serait-ce absurde de prendre le chemsexe comme un miroir grossissant de nos travers ? Rien n’est moins sûr. Les plans culs, coups d’un soir et autres sexfriends participent à un hédonisme auto-centré ou seul le moi compte. On y adopte des stratégies symboliques de schisme du corps et de l’individu. Le corps devient une source de plaisir, une pure matérialité et l’acte sexuel, le principal, pour ne pas dire le seul objectif. La sexualité est alors un lieu d’exploration, d’optimisation de son plaisir et de réalisation personnelle.
Comment cette réification (ou chosification) de nos partenaires et le narcissisme de nos sexualités sont-ils possibles ? Comment nier l’individualité de l’autre pour jouir sans entraves et partir au milieu de la nuit sans jamais dire « au revoir » ou « merci » ? La dissociation entre sexe et sentiments pourrait y être pour quelque chose. Reste la question de savoir si elle une cause ou une conséquence de la libéralisation du sexe. L’attachement, l’émotion, les liens sont beaucoup trop instables et ne sont que peu compatibles avec la quête de plaisirs immédiats et illimités. «S’attacher» à quelqu’un : le mot en lui même va à l’encontre de la sainte « liberté » sexuelle. Ne considérons que nos corps et nous serons libres. Peut-être, mais serons nous heureux ?
Par ce que le chemsexe est l’apogée de la « liberté » sexuelle absolue, de la levée des inhibitions, de la réification de l’individu et du consumérisme sexuel, il semble réducteur de le prendre uniquement comme un phénomène de société ou une pratique marginale. Il soulève des questionnements plus profonds sur nos sexualités aujourd’hui. Il ne s’agit pas de nier les avancées considérables en matière de libération sexuelle ni de condamner le sexe libre, l’exploration et la jouissance. Encore moins de fustiger sur la place publique nos comportements sexuels mais simplement de questionner la nature de cette libération et de ce qu’elle peut impliquer. Sommes nous réellement libre dans la consommation des corps ? Libération est-elle synonyme de destruction de toutes formes d’attaches ? Ou, comme le formule Eva Illouz : A quel moment cesse la liberté et commence le chaos amoral ?
La libertĂ© peut ĂŞtre comprise comme la possibilitĂ© infinie de l’action, mais elle est aussi la possibilitĂ© de l’inaction. Pouvoir dire non, poser ses limites, choisir de s’arrĂŞter, refuser, vivre ses Ă©motions et sa vulnĂ©rabilitĂ© d’ĂŞtre humain, n’est ce pas lĂ aussi, la vraie libertĂ© ?
Sources et Références :
Illouz, Eva. La fin de l’amour – enquĂŞte sur un dĂ©sarroi contemporain. Édition Seuil. 2018.
Zarca, Johann. Chems. Édition Grasset. 2021.
AndrĂ©, Jacques. « SexualitĂ© d’hier et d’aujourd’hui », Le Carnet PSY, vol. 174, no. 7, 2013, pp. 46-53. Disponible sur : https://www.cairn.info/revue-le-carnet-psy-2013-7-page-46.htm
De Hadjetlaché, Monique. « La sexualité aujourd’hui : Épanouie ou brisée ? ». La Revue Reformée. Disponible sur : https://larevuereformee.net/articlerr/n229/la-sexualite-aujourdhui-epanouie-ou-brisee
Grégoire, Muriel. « Slam, chemsex et addiction sexuelle », Psychotropes, vol. vol. 22, no. 3-4, 2016, pp. 83-96. Disponible sur : https://www.cairn.info/revue-psychotropes-2016-3-page-83.htm?contenu=article
Neyrand, GĂ©rard. « Le couple comme idĂ©al, rĂ©ponse Ă l’ultra-moderne solitude de l’individualisme dĂ©mocratique et marchand », Cahiers de psychologie clinique, vol. 36, no. 1, 2011, pp. 117-128. Disponible sur : https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2011-1-page-117.htm?contenu=article
Bardou, Florian. Bossanne, Emmanuel. « Accros au chemsex, le sexe sous drogue ». StreetPress. 26 Février 2016. Disponible sur : https://www.streetpress.com/sujet/1456503357-sexe-sous-drogue-chemsex-slam
Bourseul, Vincent. « Ce que le chemsexe nous dit du Sida, de l’amour, de la mort. » Le Huffington Post. 21 Octobre 2018. Disponible sur : https://www.huffingtonpost.fr/vincent-bourseul/ce-que-le-chemsex-nous-dit-du-sida-de-lamour-de-la-mort_a_23078806/
Interview de Christian Authier : « Le problème de fond dans la sexualitĂ© et l’absence de tabous, c’est l’individualisme et la loi du plus fort». Le Monde. 19 DĂ©cembre 2002. Disponible sur : https://www.lemonde.fr/societe/article/2002/12/19/christian-authier-journaliste-le-probleme-de-fond-dans-la-sexualite-et-l-absence-de-tabous-c-est-l-individualisme-et-la-loi-du-plus-fort_302879_3224.html
Badache, Raphaël. Biju-Ducal, Thibault. « Chemsex, le fléau sous drogues » (reportage). Youtube. 17 Février 2019. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=W-9VFocHkrA
Belle analyse , au terme, un vrai questionnement. đź‘Ť
👍🏽👏🏼 Très intéressant
Merci